Et Dune rencontra la France
Par Lloyd Chéry
« Ce livre avait tout contre lui. » C’est par cette phrase lapidaire que Gérard Klein se remémore en 2003 le succès de Frank Herbert dans sa préface à l’intégrale du cycle de Dune. En 1966, lorsque le futur éditeur du Livre de Poche et de Robert Laffont découvre le roman dans une librairie américaine, il est enthousiasmé par sa lecture, et il joue des coudes pour que le livre soit traduit. Peine perdue. « Personne ne s’y intéressa en France. »
Un grand et beau livre
Alors que ce constat paraît rétrospectivement improbable, Gérard Klein en donne la raison : « Un gros livre, d’un auteur inconnu, dont l’action ne démarrait vraiment qu’au-delà de cent pages au moins, qui était assez obscur, tortueux et demandait de l’attention. L’action, pour bénéficier en toile de fond d’un cadre galactique, se déroulait tout entière sur une seule planète. »
Heureusement, Robert Laffont lance en 1969 Ailleurs et Demain, permettant à Klein, économiste de formation, de créer une des plus importantes collections françaises de science-fiction.
Et c’est en compagnie de grands noms comme Philip K. Dick, Jack Vance, Robert A. Heinlein, que Dune est publié au troisième trimestre de l’année 1970, dans une traduction de Michel Demuth.
Jacques Goimard, qui publiera le texte dix ans plus tard en version poche, ne s’y trompe pas. « C’est un grand et beau livre », écrit-il dans le journal Le Monde quelques mois après la sortie du roman.
Un succès inattendu
On aurait tort de croire que le triomphe fut instantané. « Le succès ne vint pas vite, confirme Gérard Klein dans sa préface. Sept ans plus tard, nous frisions les dix mille exemplaires. » Ailleurs et Demain réunit alors Dune et Le Messie de Dune dans un même volume. La quatrième de couverture annonce même en exclusivité le film de Jodorowsky avec cette formidable accroche : « Il faut avoir lu Dune avant que tout le monde l’ait vu. » Un conseil qui reste lettre morte.
Le genre met du temps à s’installer dans l’imaginaire collectif. À cette époque, les livres de science-fiction écrits par Barjavel, H. G. Wells, George Orwell, Pierre Boule sont vendus en littérature générale. Les relais médiatiques sont rares et la science-fiction est méprisée par l’intelligentsia.
Malgré les trois millions d’entrées dans les salles de 2001, l’Odyssée de l’espace en 1968, la France est un des seuls pays à ne pas succomber à la vague de Star Trek. La série de Gene Roddenberry, pourtant lancée dès 1969, ne sera diffusée (partiellement) sur une chaîne nationale (TF1) que onze ans plus tard.
Trois ans plus tard, Dune triomphe en poche. Le groupe Presse Pocket a profité de l’été 76 pour acheter les droits de publication dite de grande diffusion. Directeur de collection pour Pocket Science-Fiction, Jacques Goimard a l’excellente idée de diviser le premier roman en deux parties et de choisir l’illustrateur polonais Wojtek Siudmak. La première couverture de Dune, avec ce visage aux yeux bleus puissants, restera dans les mémoires et donnera même envie au jeune Denis Villeneuve de lire l’ouvrage.
« Ce livre a fait notre grandeur », témoigne Jacques Goimard en 2011 dans la revue Bifrost. « Rien que pour l’édition de 1980, on a vendu les deux premiers volumes à 500 000 exemplaires chacun, soit un million de livres. Et lorsque le film est sorti, en 1984, rebelote, on a revendu un million d’exemplaires. Un truc énorme ! » La tendance s’inverse donc pour ce long-seller.
Ailleurs et Demain bénéficie aussi du succès – ses ventes dépassent enfin les 120 000 exemplaires. Le long-métrage de David Lynch puis les différentes adaptations vidéoludiques de Cryo et de Westwood Studios entre 1992 et 2001, ainsi que le jeu de plateau, ont régulièrement relancé l’intérêt de plusieurs générations pour la licence.
Le dormeur va se réveiller
Toutefois les années 2000 et 2010 seront des décennies molles. Progressivement, les adaptations ayant pour cadre la planète Arrakis s’arrêtent et de nouvelles franchises comme Harry Potter, Matrix, Le Seigneur des anneaux, ou encore Star Wars, remportent l’adhésion du grand public.
La suite imaginée par Brian Herbert et Kevin J. Anderson n’obtient pas le succès escompté. Heureusement, l’arrivée des communautés numériques permet aux fans francophones de se fédérer dès 2004 sur le forum De Dune à Rakis.
« On avait de l’actualité à commenter, confie Anudar, présent sur le forum depuis 2005. Il y avait un peu d’effervescence entre la mini-série Les Enfants de Dune et les livres de Brian Herbert. À l’époque, la communauté était assez diverse et mélangeait les générations. On trouvait des amoureux des romans, du film, mais aussi des jeux vidéo. »
Anudar espère que Denis Villeneuve fera apparaître de nouveaux fans. « Dune sort à une période idéale. Pas d’Avatar, ni de Star Wars. Il devrait intéresser les amateurs de science-fiction. La première génération a découvert le roman à sa sortie. La seconde est arrivée grâce à David Lynch et aux jeux vidéo, qui imprègnent toujours notre représentation visuelle de l’univers de Frank Herbert. Le prochain long-métrage pourrait voir émerger une troisième génération de fans avec une autre approche esthétique et graphique. »
Denis Villeneuve se révèle déjà comme le futur messie. Cinquante ans après sa première édition, Dune est dépoussiéré par ses éditeurs. Ailleurs et Demain, qui était en veille depuis quelques années, revient avec une édition collector du roman et une traduction révisée par Renaud Guillemin alias L’épaule d’Orion, un blogueur spécialiste de l’œuvre de Herbert.
« Relancer, rénover et donner plus de sens est notre objectif avec Cécile Boyer-Runge, la présidente et directrice générale de Robert Laffont, précise Glenn Tavennec, directeur éditorial. Nous sommes dans la célébration, et nous ressortirons les six tomes revus et corrigés tout au long de l’année 2021, accompagnés de préfaces et de postfaces, ainsi que de nouvelles couvertures. On souhaite transmettre un héritage. »
Même son de cloche chez Pocket qui a écoulé 2,2 millions d’exemplaires depuis 1980 : « Il y aura une version poche collector en tirage limité », révèle Charlotte Volper, directrice de collection chez Pocket Imaginaire. « Dune est un véritable pilier pour notre maison. Cela fait partie des références au même titre que Le Seigneur des anneaux que nous publions également. »
D’ailleurs, l’engouement pour le futur film commence déjà à faire effet. « Depuis 2012, nous vendons entre 10 000 et 15 000 exemplaires par an du premier roman, désormais réuni en un seul volume. Or, ce mois d’août, nous avons déjà dépassé les 20 000 exemplaires. » Il n’y a plus qu’à attendre l’impact de la sortie du long métrage de Denis Villeneuve pour savoir si de nouveaux records de ventes seront atteints. Le dormeur va se réveiller.