Paul Atréides, le dieu aux mille visages
Par David Meulemans
Quand Liet-Kynes meurt dans le désert d’Arrakis, cette pensée le traverse : « Les principes permanents de l’univers demeuraient encore l’erreur, l’accident. » N’est-ce pas la meilleure définition du personnage de Paul Atréides ?
Paul est une anomalie, car il aurait dû être une fille, mais sa mère, par amour, a refusé d’obéir au plan du Bene Gesserit et a donné un fils au Duc Leto Atréides. Paul est un accident, car son irruption dans le drame qu’est Dune va mettre à mal les plans de tous les personnages.
L’Empereur voulait conserver son pouvoir ? Il le perdra. Les Harkonnen souhaitaient s’enrichir ? Ils seront ruinés et anéantis. Le Bene Gesserit rêvait de maîtriser le Kwisatz Haderach ? Il leur échappera. La Guilde désirait maintenir Arrakis sous son joug ? Arrakis, d’esclave, deviendra maîtresse de tous.
Paul, Muad’Dib ou Dieu ?
Pourtant, tout le roman va montrer comment le triomphe de Paul ne doit rien au hasard, mais à d’autres formes de nécessités, masquées, dissimulées, principalement par l’aveuglement des autres personnages.
En cela, même si Dune reste un livre qui met en valeur tous ses protagonistes, en présentant leurs différents points de vue sur la marche des événements, Paul est à part. Ce roman, c’est sa geste, sa transformation personnelle : le récit débute avec lui, s’achève avec lui. C’est le héros auquel la plupart des lecteurs s’attachent, curieux de son destin.
Enfin, il est celui qui, plus que les autres, permet à Frank Herbert de développer ses idées et intuitions sur l’avenir. Plus exactement, Frank Herbert, contrairement à nombre d’auteurs de SF, ne spécule pas sur le futur de l’humanité (plaçant son récit dans un avenir lointain, il se libère de cette discussion) mais sur comment l’avenir se fait, se prévoit, s’anticipe, et parfois aussi se subit.
À travers la figure de Paul, Herbert nous parle de l’histoire personnelle d’un héros et de l’histoire collective de l’humanité. Dans cette perspective, se distinguent deux sujets : comment Paul devient Muad’Dib et comment Muad’Dib devient un dieu.
Au commencement était le “monomythe”
Revenons à Paul. Quand commence le récit, il est fils de Duc, mais en fait c’est un prince, au sens des contes de fées : il n’a pas encore fait ses preuves, vit dans le château de son père et reçoit un appel du lointain.
Cet appel est double : quitter Caladan pour rejoindre une terre pleine de dangers, accomplir, ou non, une prophétie. Dès les premières pages, un double enjeu est posé. Externe : survivre à l’épreuve d’Arrakis ; interne : déterminer s’il est, ou non, le Kwisatz Haderach.
Le mouvement logique des contes est souvent de tester les puissants, pour éprouver l’idée suivante : la place des princes, qui leur est consentie à la naissance, doit être reconquise, méritée. Les princes sont donc déchus mais finissent toujours par regagner leur trône. Mieux : leur situation finale est souvent plus riche, belle, accomplie qu’au début de l’aventure.
Ce fonctionnement des contes a été analysé par un professeur de littérature américain, Joseph Campbell (1904- 1987), qui l’a exposé dans un essai publié pour la première fois en 1949, Le Héros aux mille et un visages. Frank Herbert avait connaissance de ce livre et partageait avec Campbell un intérêt pour plusieurs travaux : ceux sur les mythes de James George Frazer (1854-1941) et les hypothèses sur l’inconscient collectif de Carl Gustav Jung (1875-1961).
Campbell a décrit une structure narrative, appelée le « monomythe », qu’il estime présente dans les mythes du héros des différentes civilisations. Selon lui, les héros suivraient toujours les mêmes étapes de construction d’eux-mêmes. Il est à noter que les idées de Campbell ne sont pas partagées par les mythologues et anthropologues, qui y voient une schématisation excessive, sans doute féconde pour inventer des histoires, mais stérile quand il s’agit de comprendre précisément des sociétés réelles. Herbert ne voyait pas dans cette approche un outil descriptif, mais une manière de créer un mythe fictif.
D’ailleurs, la postérité des réflexions de Campbell est à trouver dans les œuvres écrites depuis les années 1960 et non dans le monde universitaire. Herbert a été un des premiers à user de ces idées, et il est sans doute celui qui a fait connaître ces travaux, via le roman Dune, à George Lucas (né en 1944), créateur de Star Wars. Toutefois, Herbert se distingue aussi par un autre trait : presque tous les auteurs qui se sont appuyés sur le monomythe s’en servent pour créer des héros, mais Herbert l’utilise pour créer quelque chose de plus – un dieu.
En ce sens, l’usage du monomythe dans Dune n’est pas une forme vide plaquée sur n’importe quelle histoire, mais une réflexion de fond sur ce qu’est un mythe. Campbell résume ainsi le monomythe : « Un héros s’aventure à quitter le monde du quotidien pour un territoire aux prodiges surnaturels : il y rencontre des forces fabuleuses et y remporte une victoire décisive. Le héros revient de cette mystérieuse aventure avec la faculté de conférer des pouvoirs à ses proches. »
Campbell dilue ainsi la complexité du mythe au point de donner l’impression que toute histoire est la résolution, par le héros, du problème qui se pose à lui. Concrètement, le monomythe est en trois parties (départ, initiation, retour) qui comprennent chacune des étapes – au nombre de dix-sept en tout.
À l’analyse, l’odyssée de Paul semble suivre ces étapes, qui sont à la fois des épreuves externes (rencontre avec la Révérende Mère, fuite, traversée du désert, conquête du ver géant) et des épreuves internes (émancipation à l’égard de son père, puis de ses maîtres, et enfin de sa mère). Mais le plus intéressant reste ceci : le processus d’ascèse traversée par Paul n’a pas pour fin d’en faire un simple héros, mais vise à en faire un dieu.
Un destin divin
En effet, si Paul est un prince, doté de toutes les qualités techniques imaginables (aptitude au combat, au commandement, à la diplomatie, à la politique, au pilotage, à l’appréciation des arts) et de qualités morales (courage, détermination, mansuétude, maîtrise de soi), il possède aussi des pouvoirs qui le distinguent de tout autre prince humain.
Ce destin divin de Paul apparaît implicitement dans les exergues des chapitres, presque tous issus de livres écrits par la Princesse Irulan – exercices littéraires qui se réfèrent à deux sources : les hadiths de Mahomet (Paul Atréides est un prophète – il emprunte d’ailleurs son prénom à Paul de Tarse) et les Évangiles (Irulan devenant l’évangéliste de Paul, devenu lui, en retour, un dieu fait homme ou, plutôt, un homme fait dieu).
Explicitement, ce destin apparaît dans une scène charnière où on lit, après que Paul a scellé son alliance avec les Fremen : « Pour la première fois, en s’agrippant au présent, il décelait la monumentale régularité du mouvement du temps, compliqué de courants changeants, de vagues, de houles, comme la mer contre les récifs. » Dans cette scène s’effectue un glissement chez Paul, de la simple prescience à une réelle capacité à calculer les futurs possibles.
Et le texte ajoute : « Une sorte de principe d’incertitude d’Heisenberg intervenait ici : la dépense d’énergie qui lui révélait ce qu’il voyait le modifiait en même temps. »
Il est à noter que dans Dune il n’y a que deux références explicites à des personnalités de notre monde : une mention de saint Augustin par Jessica (quand elle se reproche son orgueil lors de sa rencontre avec la Shadout Mapes à son arrivée sur Arrakis) et cette mention d’Heisenberg par Paul.
Or Herbert est un écrivain méthodique : il sait que dans l’écriture d’un texte, dont le monde de référence est un monde imaginaire (ici, Arrakis), il faut que les métaphores et comparaisons soient issues de ce monde, et non du nôtre, sauf à briser l’illusion dramatique.
Le monde de Dune est notre monde, mais dans un avenir lointain, donc ces deux références à notre monde ne sont pas des erreurs mais des indices de points importants dans la réflexion de Herbert.
Le principe d’incertitude d’Heisenberg, dans ce roman, agit à deux niveaux : c’est à la fois l’affirmation de la continuité des règles de la physique entre notre monde et celui de Paul, et un moyen de créer une faille dans l’invincibilité du héros.
Car, en effet, comment Paul pourrait-il être héros s’il était invincible ? Et comment pourrions-nous nous passionner pour ses aventures si leur issue était certaine ? Paul est, en un sens, affaibli par le principe d’Heisenberg, principe qui, entre autres, établit que la présence de l’observateur modifie l’expérience : Paul voit l’avenir, mais le fait même qu’il l’observe modifie cet avenir.
Alerter face au pouvoir des leaders charismatiques et des super-héros
Le principe d’Heisenberg, parfois nommé « principe d’indétermination », a été formulé en 1927 par le physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976) ; il achève une rupture avec la physique classique en affirmant qu’une particule quantique n’est pas un corpuscule de la physique traditionnelle.
Plus précisément : la détermination de certains couples de valeurs ne peut se faire avec une précision arbitraire. L’indétermination n’est donc pas liée à une mesure caduque, mais à la limite des propriétés réelles décrites par une approche avec des valeurs classiques, quelle que soit la précision des instruments.
Pour faire court, ce principe limite la possibilité de prédire par le calcul une situation future à partir d’un état présent. Cet indéterminisme est en soi une doctrine qui s’oppose au déterminisme.
Pour donner un exemple de ce qu’est le déterminisme, songeons au philosophe allemand Leibniz (1646-1716), dont le Discours de métaphysique (1686) explicite sa conception des substances physiques, du mouvement et de la résistance des corps et du rôle de Dieu au sein de l’univers.
Selon Leibniz, Dieu est toute puissance et toute bonté. Quand il crée une substance, il connaît la suite de toute cette substance : tout ce qui lui arrivera (puissance). Et il crée le meilleur des mondes possibles, le monde où il y a le maximum de bonheur dans la combinaison des substances (bonté).
Ce monde est complètement déterministe : il ne peut rien arriver à une substance qui ne soit déjà prévu (et donc prévisible par le calcul). Chez Leibniz, il y a un plan divin – chez Herbert, il n’y en a pas, car, tout simplement, il n’y a pas de dieu.
Ou, plus exactement, il n’y a pas de dieu transcendant, mais un dieu immanent : Paul Atréides. Un dieu en accord avec la vision de l’Histoire de Herbert, une vision progressiste et accumulative où Paul incarne la somme et le résultat de toutes les connaissances humaines. L’absence de transcendance évacue tout déterminisme et nie donc que tout événement est prévisible en vertu d’une loi physique ou mathématique.
Le principe d’Heisenberg s’applique au cas spécifique des particules élémentaires – Herbert l’applique au macrocosme. Cette application littéraire qui consiste à montrer qu’un système physique bien que purement causal reste imprévisible n’est d’ailleurs pas une invention de Herbert : la série Fondation d’Isaac Asimov (1920-1992) l’a précédée dans cette manière d’adapter la théorie du chaos à l’histoire humaine.
L’indéterminisme maintient la nécessité pour Paul d’agir, d’être un héros – malgré ses attributs divins. Le triomphe de Paul reste ambivalent : Frank Herbert, comme les gens de sa génération, craignait les dangers de la propagande et se méfiait des leaders charismatiques. C’est la grande thématique de la saga : alerter face au pouvoir de l’individu, « capable de se draper dans le tissu mythique », confie Herbert dans « La genèse de Dune ».
« Mes exemples attitrés sont John F. Kennedy et le général Patton. Tous deux ont suivi le schéma flamboyant, qui date de Camelot, et tenté en toute conscience d’apparaître comme hors du commun. »
L’auteur donne alors cette mise en garde : « N’abdiquez pas vos sens critiques face aux détenteurs des pouvoirs, aussi admirables qu’ils vous paraissent. » Les leaders charismatiques tout comme les super-héros sont dangereux.
« Ma conception du superhéros me donnait à craindre que l’écologie devienne le drapeau des démagogues, des héros en puissance, des ambitieux et autres accros à l’adrénaline, soucieux de lancer une nouvelle croisade. »
Le seul espoir, quand s’achève le premier roman, est que Paul, désormais doté d’un pouvoir immense, reste un Atréides, un Fremen, et exerce son pouvoir sans cruauté. Ce que contredira Le Messie de Dune…