Dans les coulisses de Vertigéo avec Lloyd Chéry
Nous sommes ravis de vous proposer un making-of en trois parties afin de découvrir les coulisses de la création de Vertigéo, la première bande dessinée de science-fiction de notre podcast. Au fil de ces épisodes, vous plongerez dans les différentes étapes de fabrication de Vertigéo, de la genèse de l'histoire à l'adaptation visuelle en passant par les choix artistiques et narratifs. Dans ce troisième et dernier épisode, nous plongeons dans les secrets des ressorts scénaristiques avec Lloyd Chéry.
Quel a été votre point de départ pour concevoir l'intrigue de Vertigéo et son univers dystopique sous forme de BD ? Et pourquoi avoir choisi la BD plutôt qu’un autre médium ?
Scénariser une BD était un rêve d’adolescent. Pour arriver à cet objectif, le parcours a été… très long ! Il a fallu faire ses preuves dans les médias, avoir un succès commercial et littéraire avec le Mook Dune, produire plus de 200 podcasts. En résumé, je devais être assez crédible pour pouvoir rencontrer naturellement un dessinateur et un éditeur afin de leur proposer un projet.
Je suis un lecteur depuis l’enfance et je voulais me confronter tôt ou tard à l’écriture d’un scénario. J’ai commencé par adapter une nouvelle, car je trouvais plus facile de débuter en m’appuyant sur un récit. Avec le dessinateur Amaury Bündgen, nous avons respecté l’intrigue d’Emmanuel Delporte mais j’ai ajouté des personnages et des rebondissements.
Comment avez-vous collaboré avec Amaury Bündgen pour donner visuellement vie à cette histoire ?
On a beaucoup échangé tous les deux. Amaury m’envoyait des concepts, je lui faisais des retours. La relation a été vraiment harmonieuse. Notre culture commune de la SF, notamment Métal Hurlant, a été très utile.
Je n’imaginais pas du tout un univers brutaliste, mais davantage un monde proche de La Horde du Contrevent. On a gardé l’aspect médiéval de la nouvelle pour le mêler avec ce que voulait Amaury. Il y a eu des partis pris très clairs.
On souhaitait avoir un homme d’âge mûr comme personnage principal, car il y en a assez peu dans la bande dessinée franco-belge. L’acteur Viggo Mortensen a été une source d’inspiration, notamment pour son interprétation dans La Route. On a même une case qui fait référence au film ! Il est amusant que le roman graphique de Manu Larcenet soit sorti trois mois avant le nôtre.
Comment avez-vous découvert cette nouvelle ? Qu’est-ce qui vous a motivé à l’adapter ?
Je suis tombé sous le charme de Vertigéo en découvrant le recueil Demain Le Travail, publié aux éditions La Volte. C’était en 2017 et je travaillais pour Le Point Pop. J’ai rédigé un article sur le sujet ou j’écrivais :
« Vertigéo, d'Emmanuel Delporte, glace par sa dureté. Dans un monde victime d'un cataclysme météorologique, des ouvriers doivent affronter les tempêtes pour construire les étages supérieurs d'une tour qui protège les survivants de l'humanité. Entre châtiments corporels, monarchie totalitaire et manipulation de masse, on songe aux bandes dessinées futuristes d'Alejandro Jodorowsky ou à l'excellent Snowpiercer de Bong Joon-ho pour l'intensité du récit et la figure héroïque de l'ouvrier qui cherche une vérité. »
Tout est dit !!!
Vertigéo aborde des thèmes sociaux et politiques, tels que l'asservissement des masses par le travail.
Pourquoi avez-vous choisi d’explorer ces sujets ?
La nouvelle dénonce clairement les élites déconnectées de la réalité qui asservissent le peuple. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si le héros est un ouvrier et un homme d’âge mûr. La dimension politique est intrinsèque à l’album.
Nous avons fait attention de ne pas tomber dans l’écueil de faire la morale ou de produire un tract. Il fallait surtout que les séquences où les ouvriers travaillent soient aussi impressionnantes que désespérantes.
De mon côté, j’étais obnubilé par l’idée d’avoir une narration fluide et un univers qui paraisse vrai. Cependant, il est très intéressant de constater qu’on nous interroge beaucoup sur le sujet du travail. Ça prouve que la nouvelle d’Emmanuel Delporte visait juste.
On est heureux de voir que cette dimension ressort et questionne car la science-fiction reste l’art du parler du présent et d’alerter.
Comment décririez-vous le ton et l'ambiance que vous avez essayé de créer ?
On a voulu transmettre une atmosphère désespérée, très sombre. Vertigéo rend hommage à la science-fiction des années 70 et 80. John Brunner (Tous à Zanzibar), J.G. Ballard (Sécheresse) ont été des références, aussi bien que Akira, Gunm, L’Incal, La Tour et Le Transperceneige, ou bien encore Le Grand Pouvoir du Chninkel.
Le noir et blanc participe à créer cette ambiance. On a enlevé la couleur aux ouvriers. Leur libération passe par le travail. Il était important de transmettre un effet « sens of wonder » et c’est pourquoi nous avons misé sur des pleines pages aux décors très soignées.
L’idée était que le lecteur ressente ce côté vertigineux. Avec Amaury, on a aussi eu de longues discussions sur l’utilisation graphique de la violence. J’étais partant pour des séquences plus trash, mais lui était moins enthousiaste. Il avait raison. À vouloir trop montrer, on risque de tomber dans la surenchère.
Quel a été le défi le plus difficile que vous avez rencontré lors de l'écriture et comment l'avez-vous surmonté ?
Je proposais un prédécoupage à Amaury qui a gardé presque 70% de ce que j’ai suggéré. Le prédécoupage est un moment assez ingrat ou vous devez donner au dessinateur des valeurs de plan. Il me fallait définir le plan de la narration. Est-ce un gros plan ? Un plan d’ensemble ? Un plan américain ?
Cela demande un travail de représentation mentale, pas toujours aisé. Évidemment, le dessinateur est juge de ce qu’il garde ou pas. Il y a parfois eu des blocages, au point qu’écrire devenait une souffrance.
Je l’ai expliqué dans ma préface à la BD : Vertigéo a été créé dans des conditions personnelles compliquées. Des proches sont décédés, mon père est tombé malade. Je devais remplir mon rôle de rédacteur en chef de Métal Hurlant, produire des podcasts, faire la BD, travailler sur un grand projet pour la ville d'Angoulême. Le surmenage n’était jamais loin.
Je pouvais laisser cette partie à Amaury, car beaucoup d’artistes ne veulent pas que le scénariste mette son nez dans le découpage, mais je crois que c’est important, en tant qu’auteur, de proposer des intentions narratives.
À la fin de l’aventure, nous étions en retard et nous avons eu une séquence de stress où tout aurait pu dégénérer. Il y a tout un passage du Chapitre 7 ou Amaury a changé mon scénario pour des raisons d’efficacité, mais cela était assez violent de voir que les 5 planches que j’avais péniblement produites étaient à ce point remaniées.
Il a fallu ranger son égo et dialoguer. On n’avait ni le temps ni l’énergie de s’embrouiller. Ses idées et ses intentions étaient bonnes. J’ai repris ce qu’il avait fait en proposant des modifications puis on a débriefé tranquillement plus tard. On a fait une synthèse de nos deux narrations. Moi, j’apprécie la narration par ellipse, alors qu’Amaury aime tout montrer au lecteur pour ne pas qu’il perde le fil de l’action.
Avez-vous des anecdotes intéressantes sur la collaboration avec l'équipe artistique ou des moments clés du processus de création de Vertigéo que vous aimeriez partager ?
La couverture a été un grand moment ! Amaury avait réalisé quatre essais. Je suis allé voir plusieurs auteurs et libraires pour demander leur avis.
Pratiquement tous ont pointé ce visuel d’un homme tombant dans le vide qui évoquait la chute de John Difool dans L’Incal mais aussi celle de Don Draper dans le générique de Mad Men.
On a ensuite fait pas mal de tests avec Casterman et j’ai eu l’idée de la couleur bleue pour faire références aux autres albums d’Amaury.
Quelle est votre opinion sur le rôle de la bande dessinée en tant que moyen d'expression artistique et de commentaire social ?
La BD a changé ma vie et je pense qu’elle a cette force d’interroger le lecteur. Je me rappelle encore avoir été marqué par le propos de certains albums, comme Le Cri du Peuple ou C’était La Guerre de 14 de Tardi. L’art peut réveiller les consciences.
Pour la BD, la question est de divertir le lecteur tout en faisant passer des messages. Je pense que certains mangas ont aussi éduqué des jeunes en leur inculquant des valeurs de ne jamais abandonner ou lâcher prise. Mais l’important reste d’avoir une bonne histoire !
Que retenez-vous de cette première expérience complète en tant qu’auteur de BD ?
J’ai beaucoup aimé, mais ce n’est pas forcément facile d’être scénariste. C’est un travail technique et il faut réussir à tomber juste, que ce soit par les dialogues, les rebondissements ou les idées.
Pour l’instant je me contente d’adapter avant de me lancer dans des créations originales. Cela me permet de faire mes armes.
En tout cas, mon ambition reste la même : proposer des récits complets, avec de vrais parti-pris, destinés aux amateurs de science-fiction et de fantasy. Mais je pense qu’il faudra attendre au moins trois ans pour un prochain album !
Comment s’est passée la recherche d’éditeur ? Était-ce une volonté de vouloir en chercher ou de faire cela en indépendant ?
Ce fut assez rapide. Avec Amaury, on a pris Wandrille Leroy comme agent pour nous représenter. On a proposé le projet à plusieurs éditeurs. Vincent Henry, de Casterman, qui publiait déjà Amaury, s’est positionné tout de de suite. On a aussi reçu pas mal de refus ou des propositions financières peut intéressantes.
On a même fait un test couleur car un éditeur voulait voir si l’album aurait pu être intégralement en couleur. Au final, Casterman était le meilleur éditeur possible. Et le lancement est impressionnant, puis que nous sommes presque à 1000 ventes GFK en une semaine. C’est incroyable !
Y a-t-il des éléments spécifiques de l'univers de Vertigéo que vous avez dû retravailler ou approfondir lors de l'adaptation ?
La nouvelle d’Emmanuel ne faisait que 35 pages. On a donc ajouté des personnages, des rebondissements, des espaces qui n’existaient pas. Les Voraces ne sont pas dans la nouvelle, tout comme Irvine et Masako.
On a apporté des petits détails pour rendre encore plus plausible un univers qui était déjà consistant. Emmanuel Delporte a bâti un monde et c’était un plaisir de jouer dans son bac à sable. C’était intéressant de donner de l’épaisseur au chef de Chantier sans nom.
En quoi pensez-vous que Vertigéo se distingue des autres récits dystopiques dans le monde de la bande dessinée ? Qu'est-ce qui rend cette histoire unique à vos yeux ?
Je ne crois pas que nous innovons beaucoup. Avec Amaury, nous proposons au lecteur de lire un shot de dystopie qui rend hommage à la science-fiction des années 70-80. Vertigéo se distingue par sa couverture mais aussi par sa radicalité. C’est un one shot en noir et blanc avec une chute très forte.
Proposer des concepts sciences-fictifs arrivera dans un second temps mais ça reste compliqué car beaucoup de choses géniales ont déjà été écrites.
Pouvez-vous nous décrire la dynamique de travail entre vous et Amaury Bündgen lors de la création de Vertigéo ? Comment avez-vous collaboré pour fusionner le texte et l'art visuel de manière cohérente ?
Je fournissais des chapitres tous les mois ou tous les deux mois à Amaury. C’était un scénario assez classique avec des valeurs de plan, mais aussi avec des références. Je mets beaucoup d’images dans mon scénario pour signifier des intentions précises. Cela peut être des extraits de films ou de mangas.
On a intégré pas mal de textes d’Emmanuel dans l’album, notamment dans les doubles pages chapitres et dans la voix off. Il a une belle langue, il aurait été dommage de s'en priver. Ses mots ajoutent beaucoup à l’atmosphère post-apocalyptique.
Ensuite, Amaury faisait un storyboard à partir du scénario et on commençait les échanges avec notre éditeur. Cela m’est arrivé plusieurs fois de passer à l’improviste chez Casterman pour discuter avec Vincent. Amaury me faisait des retours quand il trouvait que ça manquait de crédibilité ou que c’était du n’importe quoi !
J’ai eu des bêta-lecteurs qui m’ont aussi pas mal apporté. Fred Vignaux de Thorgal nous a aidés au début de l’album sur quelques cases pour simplifier une séquence. L’auteur Thomas Spok a eu l’idée de la double page finale en corrigeant mon synopsis. Le journaliste Jérome Lachasse m’a aussi fait des retours. On a vraiment eu des bonnes fées !