Dans les coulisses de Vertigéo avec Amaury Bündgen

Nous sommes ravis de vous proposer un making-of en trois parties afin de découvrir les coulisses de la création de Vertigéo, la première bande dessinée de science-fiction de notre podcast. Au fil de ces épisodes, vous plongerez dans les différentes étapes de fabrication de Vertigéo, de la genèse de l'histoire à l'adaptation visuelle en passant par les choix artistiques et narratifs. Dans ce deuxième épisode, nous abordons avec Amaury Bündgen le travail d’adaptation graphique de la nouvelle d’Emmanuel Delporte. Nous discutons des inspirations graphiques, des influences mais aussi du travail à quatre mains avec Lloyd Chéry.

 

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Bonjour Emmanuel et merci de participer à ce making of de la BD Vertigéo.

Comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?

Lloyd m’avait contacté à la sortie d’Ion Mud pour prendre la température et savoir si j’étais intéressé par une collaboration. On est restés en contact.

À l’époque, il me parlait surtout de l’adaptation d’un classique de la SF française (je ne révèle pas le titre, car je ne sais pas si c’est toujours dans ses cartons !). Puis il m’a fait lire la nouvelle Vertigéo d’Emmanuel Delporte durant l’été 2022.

J’ai tout de suite été emballé par l’efficacité du texte, la chute crépusculaire qui te laisse un goût amer en bouche. C’est le genre d’histoire que j’aime lire. Et le genre de résultat que j’essaie d’atteindre dans mes albums. Je lui ai donc dit oui pour nous lancer dans l’aventure de l’adaptation.

Ensuite, il y a eu un délai un peu long, car on avait pris un agent pour présenter le projet à des éditeurs. Finalement, c’est Casterman qui s’est engagé et on a commencé à bosser dessus fin 2022.

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Comment avez-vous abordé le processus de visualisation de l'univers de Vertigéo en tant que dessinateur ?

J’avoue que le travail d’adaptation était tout nouveau pour moi et qu’il s’agit d’un exercice assez délicat. Lorsqu’on lit un texte, je pense que notre cerveau conceptualise une ambiance générale, une atmosphère. Mais lorsqu’on le retranscrit de façon visuelle, les choses se compliquent. On doit gérer de nombreux détails, où chaque décision entraîne une cascade de conséquences.

Pour Vertigéo, j’ai réalisé des concepts assez tôt (la tour, les costumes des ouvriers, quelques personnages). Ce travail s’avérait plutôt facile, car il s’agissait d’éléments immédiats. Mais j’ai laissé passer certains détails qu’il a ensuite fallu résoudre en urgence.

Parfois le scénario, que je recevais chapitre par chapitre, m’envoyait sur de nouvelles pistes (nouveau personnage, rebondissement inattendu…), et il fallait imaginer en urgence des concepts ou des designs ne remettant pas tout en cause.

Pour répondre vraiment à la question, j’ai abordé ce processus avec beaucoup d’enthousiasme, mais aussi, je le reconnais, un peu d’amateurisme. Le premier permettant d'atténuer les effets du second. Et s’il y a une leçon à tirer, c’est qu’adapter la vision d’un autre relève du défi !

 

Quels ont été les principaux défis artistiques que vous avez rencontrés en adaptant la vision d'Emmanuel Delporte en bande dessinée ?

Le plus grand défi était de maintenir une cohérence visuelle. Lloyd avait parfois des idées qui nous faisaient un peu sortir du cadre. Il me paraissait alors nécessaire de recentrer la discussion.

La nouvelle n’est pas vraiment de la SF, mais plutôt du post-apo. On ne peut pas imaginer des technologies trop folles, ou s’affranchir de concepts physiques de base, comme la gravité.

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec l'auteur, Lloyd Chéry, dans la création des visuels pour la BD ?

La collaboration avec Lloyd a été très simple et fluide. C’est une perle ! Il est d’une grande ouverture d’esprit et son enthousiasme est communicatif. Il sait aussi faire preuve d’une certaine patience, car ce n’est pas toujours facile de travailler avec moi.

Vers la fin de l’album, alors que le stress des délais se faisait sentir, j’ai parfois pris la liberté d’effectuer des changements dans l’histoire ou le découpage sans en discuter avec lui. On n’avait juste plus le temps d’effectuer des allers-retours. Heureusement, il n’a aucun problème d’égo et il a accepté la plupart de mes changements (qui allaient souvent dans le sens d’une plus grande efficacité).

Lloyd est quelqu’un avec une grande culture SF. Il a aussi une envie de marquer les esprits. Il faut donc parfois le canaliser ! Je pense qu’il avait envie de mettre dans ce premier album tout ce qu’il aime, tous les plans qui l’ont marqué.

De mon côté, je suis quelqu’un de logique, et je suis toujours à l’affût du contresens, du petit détail qui contredit tout ce qu’on a développé auparavant. Je crois que notre collaboration a profité de cette complémentarité.

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Quel aspect de l'histoire de Vertigéo vous a le plus inspiré en termes de création artistique ?

La force d’Emmanuel, c’est d’avoir créé un univers dense, détaillé et cohérent en si peu de pages. Évidemment, le personnage principal est le décor, avec la tour. C‘est un sacré morceau !

Si l’extérieur est assez simple d’aspect, la plus grosse difficulté consistait à en représenter l’intérieur. On imagine bien que la place est limitée et qu’il n’existe pas de pièce aux dimensions imposantes. Mais des plans larges étaient tout de même nécessaires. La verticalité du bâtiment avait un fort potentiel pour créer des perspectives intéressantes.

J’ai pas mal sué sur ce problème, mais je suis assez content de mon idée de puits central, avec la structure métallique, les quatre plateformes qui l’entourent, et les quartiers du chambellan qui sont toujours au sommet et montent en même temps que la tour. C’est fonctionnel, plausible, sans compter que ça permettait quelques perspectives vertigineuses.

 

Avez-vous dû apporter des modifications significatives à votre style habituel pour correspondre au ton et à l'atmosphère de Vertigéo ?

Je considère ne pas avoir encore de style établi. Je n’ai donc pas eu à en changer. En revanche, dans les premiers temps on envisageait de tout faire en lavis d’encres, comme les pages du prologue.

Mais quand j’ai compris qu’il y aurait énormément d’architecture, des poutrelles en ferraille, des perspectives à respecter, on a décidé de passer au numérique, qui est un outil vraiment adapté à ce genre de problématiques.

Même si le prologue est réalisé avec une technique différente du reste de l’album, ça fonctionne bien. Plus que le ton et l’atmosphère de Vertigéo, ce sont des considérations purement techniques qui ont orienté nos choix.

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Comment avez-vous traduit visuellement les thèmes de l'asservissement des peuples et du travail éternel dans vos illustrations ?

Je ne sais pas si j’ai réussi à les traduire visuellement. C’est surtout l’histoire qui se charge de les véhiculer. Le dénouement est tellement fort !

De manière intuitive, j’ai essayé de dessiner des personnages marqués, fatigués, tristes, qui porte des vêtements sales, grossiers, peu confortables.

 

Quels ont été vos principaux choix artistiques pour représenter la tour et son environnement ?

Pour le décor, je me suis inspiré du design de l’ère industrielle, avec des poutres métalliques, des assemblages par écrous ou rivets. C’est une architecture simple, rudimentaire et fonctionnelle, avec des angles droits.

Dans la logique de l’histoire, où tout est recyclé et où les ressources sont rares, il n’y pas de place pour les ornements (sauf sur l’ascenseur menant aux quartiers du chambellan). A ce niveau, c’était d’ailleurs plus une évidence qu’un choix délibéré.

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Quel rôle le design des personnages a-t-il joué dans la narration visuelle de Vertigéo ?

On y est allés un peu à l’instinct. Quand un personnage arrivait dans l’histoire, je faisais des propositions à Lloyd, parfois dans le storyboard. Pour le premier chapitre, j’ai posé Jafar et Lukas sans trop y penser, et cela lui a plu.

À bien y réfléchir, ce sont des archétypes. Jafar est malin, Lukas fort et courageux, Nikolai mystérieux et compétent. Dans la nouvelle, les personnages sont relégués au second plan. Je crois qu’on n’a aucune description du personnage principal, ni même son prénom. Et ça colle parfaitement avec l’arc narratif.

Ce n’est pas un héros, il est interchangeable, et rien de ce qu’il fait n’aura d’influence sur le futur. C’est pour moi l’aspect le plus fort de l’histoire.

 

Y a-t-il des scènes ou des moments spécifiques de l'histoire qui ont été particulièrement stimulants ou difficiles à dessiner ?

Le final était très plaisant à dessiner. La scène avec la conteuse m’a aussi donné pas mal de fil à retordre. Il y avait tout ce texte à illustrer, qui développait un peu le lore de l’histoire.

Lloyd me proposait de le concevoir sous forme de tableaux prenant toute la largeur de la page, mais je trouvais cela trop figé. Pour le rendre plus vivant, je lui ai suggéré de le faire à travers un spectacle de marionnettes.

Quand je l’ai dessiné, je n’étais pas totalement convaincu, mais c’est maintenant mon passage préféré de l’album. Il crée une rupture avec le reste.

C’est une petite incursion sympathique dans un monde onirique. Voilà l’ironie de l’histoire : la scène qui m’inspirait le moins est devenue l’une des plus réussies !

 

Planche extraite de la bande dessinée Vertigéo.

© Casterman

 

Quel type de recherche avez-vous effectué pour créer l'esthétique de l'univers de Vertigéo, en particulier en ce qui concerne les décors et les technologies ? Quelles ont été vos influences visuelles ?

J’ai cherché toutes sortes d’images en rapport avec l'ère industrielle et le steampunk. J’ai aussi utilisé comme référence des photos de construction de gratte-ciels américains, en noir et blanc, ainsi que des gros plans de la tour Eiffel.

Pour les costumes, j’ai essentiellement cherché des visuels de vêtements grossiers, pratiques, chauds, faciles à produire. J’ai trouvé des photos d’anciennes tenues d’astronautes soviétiques à l’allure incroyable.

Je me suis également servi de vieilles photos de mineurs, de soldats, de tenues NBC du début XXe siècle. La technologie aussi devait être low tech, alors j’ai utilisé des photos de grues anciennes ou de chantiers du début du XXe siècle.

 

Qu'espérez-vous que les lecteurs retiennent de votre interprétation visuelle de Vertigéo, en termes d'émotions et de réflexions sur les thèmes de l'histoire ?

S’ils ressentent la même chose que moi lorsque j’ai fini la nouvelle d’Emmanuel - ce mélange de surprise, de colère, de sentiment de trahison -, alors je pourrais dire que j’ai atteint mon objectif et que j’ai rendu hommage à son texte. Je crois que son histoire est particulièrement en phase avec notre époque.

Il n’est pas difficile de déceler des parallèles avec certaines déclarations récentes de personnages aussi sinistres qu’influents, qui voudraient que l’on ne possède rien et qu’on soit heureux, ou qu’on mange des insectes.

Il nous reste à espérer que ces tristes individus seront moins efficaces et compétents que ceux de Vertigéo, et que cette nouvelle restera une œuvre de fiction… de la très bonne fiction, certes, mais de la fiction !

 

Amaury Bündgen

À quarante ans, Amaury Bündgen a décidé de se lancer sérieusement dans ce qui n’était jusqu'alors qu’une passion. Il signe avec Ion Mud son premier album de BD, très fortement influencé par le manga Blame de Tsutomu Niheï, mais également par de nombreux autres auteurs japonais, européens ou américains. Il vit et travaille à Lyon.