Et si Dune était de la fantasy ?
Par Anne Besson
Dans un empire féodal sclérosé, un jeune homme se révèle être l’élu d’une prophétie millénaire ; ses pouvoirs vont bouleverser l’ordre ancien et changer le monde. Ce résumé, celui du destin de Paul Atréides, ne ressemble-t-il pas étrangement au scénario type des sagas aux multiples tomes qui ont fleuri dans la lignée du Seigneur des anneaux ? Et si Dune, dotée d’une carte et d’appendices, peuplée de comtes, de barons, de sorcières et de farouches guerriers domptant les monstres, était… de la fantasy ? Faire cette hypothèse, volontairement provocante, de reconsidérer un chef d’œuvre de la SF à l’aune des critères de la fantasy, n’est toutefois pas si absurde.
L’influence croissante de Tolkien
Commençons par un plan large. Dune est la figure archétypale du « livre-univers » tel que Laurent Genefort l’a défini : un monde décrit de manière précise, complète et constamment cohérente, mis au centre du propos, l’intrigue nous invitant à l’explorer. Pour accentuer la vraisemblance, cet univers est doté de ses propres documents.
Les exergues imaginaires, ces citations qui ouvrent les chapitres, ici tirées des œuvres de la Princesse Irulan (inlassable conteuse, telle Shéhérazade, de la Famille Royale de Shaddam IV), ont souvent été rapprochées de ceux d’Asimov dans Fondation.
Alors que les autres appendices – carte, lexique, documents historiographiques, aujourd’hui proposées à la fin du premier roman – ont pour modèle manifeste l’œuvre de Tolkien, parangon du créateur de monde… et du genre fantasy.
Le Seigneur des anneaux était disponible aux États-Unis depuis 1954, mais ce n’est qu’à l’occasion de son édition en poche en 1965 qu’il est devenu un phénomène (contre) culturel. Difficile d’évaluer son éventuelle influence sur le premier volume du cycle d’Herbert, lors de sa publication en 1963, mais elle est devenue évidente à la lecture des annexes apparues pour la première fois à la fin du Messie de Dune, en 1969.
Sous l’habillage assez mince d’un cadre interstellaire, la structuration sociopolitique n’est pas non plus sans évoquer les conventions néo-médiévales de la fantasy – des codes rigides organisent les castes des faufreluches, la distribution de fief se fait au bon vouloir d’un pouvoir central qui doit se méfier des velléités d’autonomie des Grandes Maisons. Qu’un empereur d’inspiration orientaliste soit à la tête d’une organisation féodale tirée du passé occidental illustre bien le syncrétisme propre à la fantasy, qui aime à mêler les échos historiques et mythiques.
Les décors de Dune s’ancrent aussi largement dans un passé de notre monde, des « pierres anciennes du Castel Caladan » à « l’aspect anachronique » du grand hall d’Arrakeen dont l’architecte a dû « plonger loin dans le passé pour retrouver ces arcs-boutants et ces sombres draperies ».
Les préoccupations écologiques d’Herbert, quant à elles, rappellent le vibrant éloge de la nature préservée chez Tolkien et anticipent ce qui est devenu un trait majeur de la fantasy contemporaine.
Des références mythologiques multiples
Les mythes et légendes ne sont pas à la traîne. Le nom de la Maison des Atréides en est l’indice le plus clair, renvoyant à tout l’hypotexte tragique des familles maudites chères à la mythologie grecque.
Les vers des sables titanesques, chevauchés par les intrépides Fremen, convoquent les souvenirs des créatures monstrueuses domptées ou éliminées par les héros et les saints de la chrétienté.
Et que dire du destin de Paul, Kwisatz Haderach ou élu messianique, qui reprend le scénario même que Joseph Campbell a théorisé comme le « monomythe » ou « voyage du héros » dans The Hero with a Thousand Faces en 1949 ?
Paul est confronté à l’assassinat de son père, à la traîtrise des proches, à la traversée du désert (littéralement) et à un passage par une mort symbolique lui ouvrant l’accès à ses pleins pouvoirs ; il surmonte les obstacles de l’initiation – selon un schéma amorcé dès le premier chapitre dans la fameuse scène du gom jabbar – et rapporte de son périple une transformation féconde pour son peuple.
Le fait qu’Herbert souhaitait en réalité dénoncer de tels scénarios messianiques et leurs dangers politiques n’a pas toujours été bien compris par ses lecteurs, tant s’en faut.
Reste la question de la magie dans le monde de Dune, dont la présence est supposée absolument incompatible avec la rationalité scientifique. Que penser alors de la prescience de Paul et des facultés des Mentats ?
Herbert les explique par un mélange de sélection génétique, de protocoles d’entraînements raffinés du corps et de l’esprit, et d’usage de drogues ouvrant les portes de la perception, mais il n’en fait pas moins la part belle aux « pouvoirs psis » qui ont tant marqué la science-fiction des années 1950 et 1960.
À l’époque on voulait croire aux possibilités scientifiques de développer le contrôle de l’esprit sur la matière, et John Campbell, l’éditeur historique d’Astounding SF, celui-là même qui a publié Herbert, a défendu la « psionique » et même la dianétique.
Les amateurs de SF, sensibles à la dangerosité de telles idées quand elles sont données comme science ou religion, ont pris franchement leurs distances avec cette « dérive », mais entre-temps la magie avait trouvé son royaume de fiction dans un nouveau genre à succès, la fantasy !
Dune s’est imposé comme un classique de la SF, un des repères marquants de l’histoire du genre, malgré ou au-delà de toutes les ambivalences que nous avons pointées. Il n’est pas question de nier ce statut, mais il faut avoir conscience que cette assignation générique n’est pas une essence, mais une question d’époque, de contexte.
Herbert a commencé sa carrière tardivement, à la fin de l’Âge d’or de la SF, alors que la fantasy n’avait pas encore conquis d’espace éditorial permettant de la distinguer clairement – cela ne tarderait pas. À la même époque, Marion Zimmer Bradley commençait le cycle de Ténébreuse, Anne McCaffrey, La Ballade de Pern et Ursula Le Guin publiait La Main gauche de la nuit, des ouvrages qui ont été qualifiés de science fantasy, voire de fantasy ensuite.
Herbert, lui, restera fidèle à son mélange tout personnel, entre SF métaphysique et dénonciation des cycles délétères par où l’Histoire se répète.