Dune de David Lynch, éloge d’un échec
Par François Theurel
Pour Lynch, Dune est une simple commande. Une monnaie d’échange avec son producteur Dino De Laurentiis, nabab bigger than life, qui est persuadé de tenir le nouveau Star Wars.
Dune n’est pas un film réussi
Depuis sa sortie en 1984 et son échec critique et public, une chose reste certaine : Dune n’est pas un film réussi.
Ni selon son réalisateur, David Lynch, qui l’a désavoué, privé qu’il a été du final cut et donc de son intégrité artistique.
Ni selon son studio, qui en a découpé nombre de versions – cinéma, TV, vidéo –, en faisant un patchwork éternellement inachevé.
Ni selon la majeure partie de son public : les adeptes du roman d’une part, qui l’ont rejeté pour ses raccourcis et libertés – notamment sa fin simpliste qui néglige le statut de dieu qui échoit à Paul-Muad’Dib est une terrible fatalité –, et les profanes d’autre part, démunis face à une œuvre dense et insaisissable.
Pourtant, au milieu de tout ça, quelqu’un était ravi : Frank Herbert, sur le tournage. Mais pour Lynch, Dune est une simple commande. Une monnaie d’échange avec son producteur Dino De Laurentiis, nabab bigger than life, qui est persuadé de tenir le nouveau Star Wars, afin qu’il accepte de financer son vrai projet de cœur, Blue Velvet, qui sortira en 1986.
Et en abordant cette adaptation du premier tome de la saga – qu’il n’avait jamais lu –, on peut imaginer que Lynch a moins été attiré par la métaphore politique que par toutes les « visions » qui s’ouvraient à lui. L’épice. Le désert. Le gigantisme. Les ténèbres. Et de visions inoubliables, Dune en est constellé.
Mais peut-être serait-il plus juste de dire qu’elles sont perdues au milieu d’une tempête. Celle, impitoyable, de l’étreinte entre l’art et l’industrie. Celle d’un rêve incertain.
Pour accoucher d’une œuvre de science-fiction grand public, David Lynch était-il une erreur de casting ? A priori, non. Auréolé du succès d’Elephant Man en 1980, le réalisateur a prouvé qu’il sait manier une narration classique, tout en possédant un sens de l’étrange fascinant. George Lucas ne s’y est pas trompé, qui lui a proposé de mettre en scène Le Retour du Jedi… ce que Lynch s’est empressé de refuser.
Mais le Lynch de l’époque, c’est surtout celui qui a créé Eraserhead et porte en lui Blue Velvet. C’est celui qui est amené à « devenir » David Lynch. Celui qui, d’une certaine manière, a eu besoin de la bérézina qu’a été Dune pour s’affirmer définitivement comme le cinéaste intransigeant et ésotérique que l’on connaît.
Une œuvre coincée entre deux logiques
Le cinéma grand public est bavard. D’autant plus dans le cas d’un film qui tente de rendre accessible un matériau de base foisonnant. Alors, inévitablement, le film est miné par une quantité ahurissante d’expositions : en voix off, en monologues intérieurs, en dialogues, puis à nouveau en voix off.
Cette voix off explicative qui, souvent, ne fait que souligner ce que l’on voit déjà à l’écran ; cette voix off explicative conçue comme une rustine par un studio qui ne savait plus trop à quel public il s’adressait ; cette voix off explicative qui, deux ans avant, avait aussi été imposée à Ridley Scott dans Blade Runner. La voix off, le pire cauchemar des cinéastes SF des années 1980.
Dans la version longue élaborée pour la télévision, que Lynch reniera d’ailleurs au point de la signer Alan Smithee, ce pseudonyme infamant que prennent les cinéastes n’assumant pas une œuvre, un nouveau prologue se trouvera tout bonnement greffé pour donner, sur fond d’illustrations, toutes les bases de cet univers, aussi clairement qu’un exposé scolaire. Sauf que David Lynch n’est pas un bavard. Pour lui, le cinéma n’est ni du théâtre, ni de la littérature.
Il préfère entretenir le mystère pour semer des graines créatives dans notre esprit. Toute sa démarche est fondée sur le fait de laisser parler les images, les moments. Laisser parler leur « texture ». Les modules étranges, ces armes soniques créées par Lynch pour le film, revêtent alors toute leur ironie : étranges comme le cinéaste, mais ayant besoin de la voix pour fonctionner. L’artiste forcé à devenir bavard. Le problème principal de Dune, il est là : une œuvre coincée entre deux logiques. Deux rapports au rythme irréconciliables.
Dans un film de divertissement classique, les inévitables parpaings d’exposition seraient entrecoupés de scènes d’action pour maintenir le spectateur éveillé, à défaut d’être attentif. À ceci près que lesdites scènes d’action ont beau être correctement exécutées, elles sont loin d’être le point fort de Lynch.
Le cinéaste est clairement plus intéressé par le rythme hypnotique de ses visions, ces moments quasi abstraits qui interviennent au contact de l’épice, de l’Eau de Vie ou des rêves.
Des séquences qui trouveraient leur plein potentiel dans un film homogène, entièrement architecturé par Lynch. Mais ici, deux visions cohabitent jusqu’à parfois s’annuler. Un entre-deux qui donne à Dune une pulsation étrange, flottante.
Pourtant, trente-six ans après sa première sortie… le long métrage a survécu, poli par le temps, honoré du sacro-saint statut « culte », surtout – admettons-le – pour ses scènes les plus surréalistes, parmi lesquelles Sting sortant d’un bain de vapeur en slip de l’espace ou la performance de Kenneth McMillan, qui cabotine avec une jouissance palpable dans le rôle du pustuleux Baron Vladimir Harkonnen.
La direction artistique, elle, est à tomber. La photographie de Freddie Francis et la musique grandiose de Toto subliment ce désert tout droit sorti d’un Lawrence d’Arabie futuriste. Le design de Giedi Prime, la planète-mère des Harkonnen, semble réchappé d’une peinture de H. R. Giger, artiste qui était déjà impliqué dans l’adaptation avortée de Dune par Alejandro Jodorowsky quelques années avant. Même le kitch des boucliers a délicieusement mal vieilli.
Le fantôme d’un autre film
Mais au-delà de ses visuels, de ses versions fragmentées, de sa confusion… dans le substrat, il existe bel et bien une œuvre. Le fantôme d’un autre film. L’ADN de Lynch est bien là. La fascination pour les chairs torturées, les fluides, l’atmosphère lancinante, les échappées abstraites, le psychédélisme dark, mais aussi sa direction d’acteurs si particulière, lente et habitée.
En voyant le plan où le corps de Paul baigne dans l’immensité de l’univers, difficile de ne pas penser à l’océan de conscience, un concept qui deviendra cher à Lynch, qu’il explorera à travers sa pratique de la méditation transcendantale et représentera notamment dans la saison 3 de Twin Peaks. Comme si le cinéaste sondait déjà instinctivement les grands concepts qui circuleront en lui au cours des décennies à venir.
Aimer ce Dune, c’est accepter qu’on peut aimer un échec. Qu’on peut reconnaître toutes les petites victoires qui le composent. Qu’on peut faire preuve d’empathie envers ses limites, généreuses et cabossées. Qu’un film, ce n’est absolument jamais une seule chose.
Un peu comme le projet excentrique mort-né de Jodorowsky, dont l’aura continue aujourd’hui à faire fantasmer, le Dune de Lynch a voulu « trop ».
Même sans connaître l’histoire derrière le film, ce traumatisme artistique qu’a vécu Lynch… quelque chose transparaît, émerge. Une hybris peut-être. Un rêve, assurément.
But who is the dreamer ?