Pourquoi lire Dune aujourd’hui ?
Par Pierre Bordage
À question incongrue, réponse imparable : parce que, justement, c’est Dune, une planète sur laquelle j’ai posé le pied en 1973 et dont je ne suis toujours pas revenu. Un monde gravé dans mes cellules, au point que quarante-sept ans après je me souviens de chacun des grains de sable éparpillés par les tempêtes coriolis.
Dune, de son nom officiel Arrakis, une planète a priori impropre à la vie, puisqu’il n’y pleut jamais, et pourtant convoitée par les grandes maisons du Landsraad pour le trésor issu de ses entrailles désertiques : l’épice, le fabuleux Mélange qui permet aux uns de prolonger la vie, à d’autres d’être les maîtres du voyage spatial, à d’autres encore d’accéder à des états de conscience modifiés, et dont la particularité est de bleuir entièrement les yeux de ses consommateurs.
Le contrôle de l’épice déclenchera une guerre sans merci entre deux Maisons à la rivalité ancestrale, les Atréides et les Harkonnen, et, au-delà de leur différend, la chute de l’Empereur Shaddam IV et la destruction finale d’un système féodal obsolète, figé depuis des millénaires.
Le digne héritier des mythes fondateurs de l’humanité
Le space opera de Frank Herbert, publié il y a près de soixante ans (une éternité à notre époque où une antériorité de deux ans est assimilée à de la préhistoire) a connu un succès phénoménal avec douze millions d’exemplaires vendus et des adaptations audiovisuelles successivement mort-nées, parvenues, mal venues et à venir. Rares – plus rares encore dans le domaine de la science-fiction – sont les œuvres qui portent en elles le germe de leur renouveau, s’affranchissant décennie après décennie de l’épreuve du temps.
La pérennité de Dune me semble trouver une première explication dans les choix narratifs radicaux de Frank Herbert. En débarrassant son univers, via le Jihad Butlérien, de toute forme d’intelligence artificielle, se plaçant ainsi en porte-à-faux avec ses confrères du genre qui, en général, célèbrent la technologie triomphante tout en dénonçant ses excès, Frank Herbert recentre ses réflexions sur l’éternel humain et se présente en digne héritier des mythes fondateurs de l’humanité.
Une filiation illustrée par le nom de famille du héros, Atréides, mais également par le recours à la trahison, un thème abondamment exploré dans les récits anciens, qui prend ici plusieurs visages : complot de l’Empereur Shaddam IV et du Baron Harkonnen pour supprimer le Duc Leto Atréides dont la popularité croissante devient gênante ; traîtrise de Wellington Yueh, médecin de l’École Suk dont le conditionnement impérial lui interdit en principe de nuire à quiconque ; désobéissance de Dame Jessica, la concubine de Leto, qui conçoit un garçon au lieu d’une fille, enfreignant ainsi les instructions de son ordre Bene Gesserit…
La déloyauté, féconde, donne naissance à l’aventure du héros Paul Atréides, à sa découverte du désert, des Fremen, de son propre rôle de chef de guerre, le Muad’Dib, puis de messie, le Mahdi. Les pouvoirs innés du jeune Paul, ses facultés acquises par l’enseignement et la succession d’épreuves qu’il devra surmonter, dont la confrontation avec le redoutable gom jabbar du Bene Gesserit dès le premier chapitre, relèvent clairement du roman d’apprentissage, caractéristique des contes et des mythes de tous les continents, intemporels, initiatiques – le Mahâbhârata, le Râmâyana, l’épopée de Gilgamesh, L’Illiade et l’Odyssée, la quête du Graal, les mythologies nordiques, le Livre des monts et des mers des Chinois, pour n’en citer que quelques-uns.
Une résonance étonnante avec le monde d’aujourd’hui
La référence constante à la religion de l’Islam, elle, relie le lecteur au monde nomade arabo-musulman (Bédouins, Touaregs) qui, dans l’esprit de nos contemporains, illustre au mieux la relation au désert. La guerre menée sur les sables de Dune prendra pour nom le Jihad – en écho à la Grande Révolte des hommes contre les machines intelligentes, qui s’est appelé le Jihad Butlérien.
Est-ce à dire que Frank Herbert annonce en 1963 les dérives de l’islamisme radical ? On peut raisonnablement douter d’une telle intention, d’abord parce que, dans Dune, les croyances religieuses sont pour la plupart implantées sciemment par le Bene Gesserit dans l’esprit des populations pour servir un but précis comme l’avènement du Kwisatz Haderach, ou sauveur du monde ; d’autre part, parce que le Jihad de Paul-Muad’Dib s’apparente davantage à une nécessité de chamboulement du vieux et corrompu système impérial sédimenté par le temps, autrement dit à une aspiration vitale au changement, comme si l’extraordinaire puissance de la mystique avait seule la capacité de renverser les structures qu’on croyait inébranlables.
Toujours est-il que les références utilisées par Frank Herbert, même si elles n’ont pas vraiment le même sens, résonnent étonnamment avec le monde d’aujourd’hui, autre preuve s’il en était besoin de la pertinence de son œuvre.
L’écologie et la génétique au cœur de l’œuvre
Deux autres aspects de Dune me paraissent également propres à susciter notre intérêt : l’écologie, dont Frank Herbert était l’un des hérauts, et la mise en garde contre la toute-puissance génétique.
La planète de sable, ses écosystèmes et ses conditions de survie sont remarquablement détaillés : l’épice est issue de la symbiose entre les vers géants, dont la capture est l’une des épreuves de Paul et l’un des morceaux de bravoure du roman, et les truites de sable qui les protègent de l’eau.
Les habitants du désert, les Fremen, regroupés par communautés dans des cavernes appelées sietchs, vouent quant à eux un véritable culte à l’eau, un élément si précieux qu’ils récupèrent et filtrent tout écoulement de leur corps, sueur, déchets organiques, à l’aide d’une combinaison spéciale, le distille.
Il existe également sur Arrakis, sujette à de terribles tempêtes de sable qui rendent vaine toute tentative d’en améliorer les conditions d’existence, des pièges à vent et des faucilles à rosée destinées à récupérer les gouttelettes déposées par l’aube. Ce monde a priori hostile abrite donc une vie intense pour peu que l’on respecte ses équilibres, lesquels ont été menacés par la vision brutale du Baron Harkonnen avant son remplacement par le Duc Leto.
Le texte de Frank Herbert s’avère pour le coup étonnamment prophétique : il nous invite à porter sur l’eau, source de vie convoitée et menacée, et sur les équilibres planétaires un regard attentif, respectueux, presque sacré.
Le contrôle génétique, quant à lui, est symbolisé par le Bene Gesserit. Exclusivement constitué de femmes et dirigé par les Révérendes Mères, cet ordre secret et mystique utilise un programme génétique millénaire en vue de l’avènement d’un être suprême, le Kwisatz Haderach.
La désobéissance de Dame Jessica, refusant, par amour pour le Duc Leto, de donner naissance à une fille pour engendrer un garçon, bouleversera le plan de ses sœurs et aboutira à l’avènement d’un messie imprévu. La transgression de Jessica apparaît bel et bien comme la part de hasard, qui, semble nous dire Frank Herbert, rend dérisoire, inutile, toute tentation d’eugénisme.
Les voix du Bene Gesserit retentissent comme des alarmes pour notre époque où, avec l’émergence de l’intelligence artificielle, pointe la menace de plus en plus pressante du contrôle total des corps et des esprits. Il existe bien d’autres raisons de lire Dune aujourd’hui.
Une seule, finalement, résume peut-être toutes les autres : l’incroyable fascination exercée par cet univers dont la fabuleuse richesse vous donne l’impression d’avoir découvert une mine d’or enfouie dans un sietch d’où, à chaque regard, se détache une nouvelle pépite.