Interview exclusive de Yoann Kavege, le papa de Moon Deer

Pour notre deuxième entretien, nous mettons à l’honneur le vainqueur du premier Prix de la BD de science-fiction organisé par notre podcast. Âgé de seulement 25 ans, Yoann Kavege est une étoile montante du 9e art. Son album Moon Deer, récompensé par notre jury d’auditeurs et d’auditrices, est un récit graphique insolite qui propose une expérience unique. Le lecteur se retrouve immédiatement plongé dans une course-poursuite à travers la galaxie entre un petit cerf mignon et une étrange chasseresse masquée.

Yoann Kavege joue avec nos attentes grâce à un découpage de planches inventif, accompagné d'un magnifique style visuel. Certaines pages s’avèrent époustouflantes. Publié chez Bubble Éditions, Moon Deer prouve qu’il est possible de faire de la science-fiction avec une aventure quasi muette. Le silence des planches entretient un vrai mystère sur les tenants et aboutissants de l'intrigue dont la résolution prend aux tripes. Convoquant de nombreuses inspirations, de 2001, l’Odyssée de l’espace à Hyper Light Drifter en passant par Nausicaä, Moon Deer mérite son prix et un focus spécial ! 

 

Couverture de la bande dessinée Moon Deer de Yoann Kavege.

 

Bonjour Yoann. Peux-tu nous parler un peu de toi, ton parcours et de ce qui t’as poussé à choisir la bd comme carrière ?

Je m’appelle Yoann Kavege, j’ai 25 ans, je suis auteur de BD bien qu’il me soit encore difficile d’assumer le mot après seulement un album sorti.

Depuis tout petit, je lis de la BD. J’ai été exposé aux comics Strange et Spidey grâce à un ami de ma mère qui me laissait les feuilleter. J’ai englouti la BD jeunesse de ma génération (Les Légendaires, Kid Paddle) puis, très tôt, j’ai été obsédé par les mangas (Naruto, Death Note).

J’ai donc toujours eu envie de faire ce métier. Après des études d’animation, ma première visite du festival d’Angoulême a ravivé la flamme de la BD et m’a poussé à me lancer sérieusement dans le projet Moon Deer.

 

Moon Deer, le personnage principal de la bande dessinée.

© Yoann Kavege

 

Quel est ton rapport à la science-fiction ?

Sans me revendiquer comme fan de SF, c’est un genre qui m’a toujours accompagné. C’est celui où je trouvais le plus de créativité visuelle dans les designs et les univers.

J’apprécie le panel de possibilités narratives et thématiques qu’offre la science-fiction. J’ai depuis longtemps une fascination pour les grands espaces étranges, hypnotiques, et pour le vide spatial en particulier.

C’était donc dans la SF que j’allais chercher mon bonheur et ce n’est pas étonnant que beaucoup de mes classiques aient l’espace et l’exploration de planètes pour point commun (2001, l’Odyssée de l’espace, Interstellar, Valerian et Laureline, Shangri-La, Saga, Stigma).

 

Illustration de la bande dessinée Moon Deer.

© Yoann Kavege

 

Comment t’es venu l’idée de l’histoire et l’univers de Moon Deer, une aventure spatiale quasi muette ? 

Ma première année d’études d’art était généraliste et frustrante. On n’y dessinait quasiment pas. La BD n’était pas au programme. Pour pallier ça, j’ai eu envie de faire quelques pages de mon côté.

Après avoir découvert Moebius par le biais d’illustrations (40 Days dans le désert B), j’ai eu envie de partir sur de la SF et de l’exploration de planètes désertiques et silencieuses. Par la même occasion, je voulais donner une explication fantasmée à l’absence apparente de vie dans l’univers connu.

Le personnage de Moon Deer est né d’un jeu de mot douteux, au détour d’une conversation sur « Koh-Lanta » (NDLR : en référence au candidat de TV réalité Moundir Zoughari). Mais j’avais enfin un petit héros pour porter ce projet et visiter tous ces mondes mystérieusement vides.

 

Illustration de la bande dessinée Moon Deer.

© Yoann Kavege

 

On dit souvent que c’est via la contrainte que l’on progresse le plus. Le choix de créer une BD silencieuse t’a-t-il obligé à encore plus d’attention et de préparation pour le découpage des pages ?

Le découpage est sûrement l’aspect du medium BD qui m’intéresse le plus. J’aurais essayé d’y apporter le même soin si l’histoire avait été davantage dialoguée. En revanche, le (presque) muet m’a forcé à faire de la lisibilité de l’action une priorité.

Cela a beaucoup affecté ma manière de dessiner et de composer les cases en y ajoutant plus de simplicité et un côté plus épuré que dans mes précédentes créations. Cela m’a aussi poussé à travailler sur les onomatopées, un aspect de la BD que j’avais pas mal négligé jusque-là.

La thématique du silence m’est venue avant même le personnage de Moon Deer. Dans une volonté presque instinctive de lier le fond et la forme, je crois que toutes les itérations de ce projet ont toujours été quasi muettes. Ça me paraissait naturel et cohérent.

À mon avis, la raison pour laquelle beaucoup d’œuvres traitent du silence est assez simple : c’est quelque chose d’à la fois apaisant et effrayant, qui appelle à la contemplation, tout en évoquant la solitude et la mort… Le silence, qui m’attire depuis longtemps, a quelque chose de doux-amer. C’est narrativement très satisfaisant de naviguer entre ces deux ambiances.

 

Tu es ce qu’on appelle un artiste complet : scénariste, dessinateur et coloriste. Est-ce que tu peux revenir avec nous sur le processus créatif de Moon Deer ?

Après avoir posé les bases de l’histoire et de l’univers à travers des notes et des croquis réalisés au fil du temps, j’ai écrit le scénario pendant ma première année d’étude et produit dans la foulée un premier story-board complet.

À ce stade, je n’avais aucune garantie d’être édité. J’avais conçu un petit story-board pour qu’il soit lisible dans tous les formats et puisse s’insérer dans n’importe quelle collection qui voudrait bien accueillir Moon Deer ! Cela explique le nombre de cases assez réduit par page.

Ainsi, j’ai pu encrer directement sur le story-board pour gagner en spontanéité et sauter l’étape du crayonné. Le trait est réalisé sur papier avec un Posca à la pointe fine. La couleur est ajoutée numériquement. C’est plus simple pour un daltonien comme moi, car avec la peinture ou le crayon je me perds au premier mélange. 

 

Planche de la bande dessinée Moon Deer.

© Yoann Kavege

 

Tu nous fais voyager sur sept planètes inconnues, chacune dotée d’une ambiance visuelle unique. Je pense notamment à la planète « squelette » qui constitue un véritable choc visuel. Comment t’y es-tu pris pour créer cette « galaxie » ? 

Les planètes ont avant tout une utilité narrative. C’est leur fonction dans le récit qui a dicté leur direction artistique. Si j’avais besoin que mon héros puisse échapper à sa poursuivante à pied, il me fallait du brouillard pour qu’il se cache. Si je devais expliquer une partie du background par des pictogrammes, il me fallait une cité en ruines avec des hiéroglyphes. Si je souhaitais signifier qu’une bataille spatiale avait eu lieu, il me fallait un cimetière de vaisseaux.

Le squelette en question servait à prendre conscience de l’ampleur du drame, à montrer que même les créatures les plus massives n’avaient pas été épargnées. Cela m’a également permis d’installer une ambiance de mort omniprésente, comme le fait la planète des fantômes. C’est aussi pour accompagner cette idée et le changement de ton progressif que l’on commence par une forêt pour terminer dans des déserts.

 

Planche de la bande dessinée Moon Deer.

© Yoann Kavege

 

Le vaisseau de Moon est très important dans le récit, c’est ce qui lui permet de fuir la chasseresse et te permet de livrer des planches spatiales magnifiques. Comment as-tu mis au point son design ? 

Tous les designs se rapportant à Moon Deer, en particulier l’œuf et le vaisseau, avaient deux règles auxquelles je ne voulais pas déroger. D’abord, ils devaient être d’une simplicité presque enfantine, pour être lisibles dans l’action en toutes circonstances et pour avoir une dimension universelle.

Sans dialogues, il est en effet difficile d’imposer des concepts de hard SF élaborés sans passer plusieurs pages à détailler leur fonctionnement. J’ai donc sacrifié des designs trop particuliers pour rester sur quelque chose de simple : un cockpit, des ailes, un aileron et c’est tout.

Ce vaisseau se pilote même avec un volant alors qu’on pourrait s’attendre à un système plus moderne et adapté aux petits sabots ! L’autre règle, c’était évidemment de participer au piège de l’intrigue en proposant des designs ronds, mignons et trompeurs. 

 

On devine l’influence de certains mangakas, comme Akira Toriyama (Dragon Ball) pour la création du design de Moon Deer, Hayao Miyazaki et Nausicaä pour certains décors ou encore Masashi Tanaka (Gon) pour tes scènes d’action. Comment ces mangas ont-ils influencé Moon Deer ?

Akira Toriyama a une science inimitable du design. Il a dû avoir une influence sur mon trait, mais je ne m’en suis pas volontairement inspiré. J’ai juste dessiné instinctivement ma vision d’un cerf astronaute. Le design n’a pas trop bougé depuis, même si le trait s’est affiné avec le temps.

En revanche, dès que j’avais un doute sur la lisibilité d’une scène d’action, je feuilletais des Dragon Ball pour voir comment le maître s’y prenait. Pour Miyazaki et Nausicaä, je m’étais interdit d’ouvrir les mangas ou de regarder le film avant d’avoir achevé mon story-board. Je ne voulais pas être trop influencé. J’ai eu raison : c’était tellement proche de ma sensibilité que, si je l’avais découvert avant, j’aurais déprimé.

Bon nombre de mes dessins existaient déjà dans Nausicaä en mieux et en plus riche, Enfin, pour Tanaka, si j’ai feuilleté quelques Gon à la bibliothèque quand j’étais jeune, ce ne sont pas ses scènes d’action qui m’ont marqué mais la possibilité de raconter une histoire muette avec un personnage mignon dans un environnement qui ne l’est pas.

 

Planche de la bande dessinée Moon Deer.

© Yoann Kavege

 

En parcourant les pages de Moon Deer, on pense aussi à toute la science-fiction des années 50, sorte d’âge d’or du genre. On retrouve par exemple le même intérêt pour la contemplation dans des œuvres de Arthur C. Clarke et dans ton récit. Quelles œuvres de cette époque-là t'ont inspirées ?

C’est là que la supercherie éclate et que l’on découvre que je n’ai aucune culture « classique » en science-fiction, et encore moins littéraire ! J’aime beaucoup l’esthétique SF rétro mais je m’y connais assez mal.

J’ai sans aucun doute été bercé par des œuvres elles-mêmes influencées par la science-fiction des années 50, digérée et modernisée. J’imagine que c’est en partie générationnel.

Mes œuvres SF rétro à moi sont plutôt à aller chercher du côté de Galaxy Express 999, Albator, Ulysse 31, Neon Genesis Evangelion ou à nouveau 2001, l’Odyssée de l’espace. Toutes ces œuvres présentent une dimension contemplative.

 

Quelles ont été les œuvres qui t’ont accompagnées pour la création et l’écriture de Moon Deer ? 

Moon Deer est parsemé de dizaines, voire de centaines d’influences, qui parfois vont juste m’inspirer une scène, un design ou une case. Comme vous avez pu le voir, les références peuvent être évidentes, alors que d’autres sont beaucoup plus cryptiques.

Une séquence précise est inspirée de la deuxième saison de True Detective, que je n’ai même pas aimée, mais j’ai retenu un passage clé auquel une scène de Moon Deer peut renvoyer.

Les œuvres qui m’ont principalement accompagné graphiquement sont Le Désert B de Moebius (qui a servi d’étincelle), Bone de Jeff Smith, le travail de Tradd Moore sur Silver Surfer : Black et celui de Linnea Sterte sur In-Humus.

Pendant l’écriture du script, je me suis aussi intéressé au film Duel de Steven Spielberg, pour voir comment structurer un récit autour d’une course-poursuite avec très peu de dialogues.

 

Le twist final est vraiment inattendu et nous prend aux tripes tant il est puissant. Avais-tu cette fin en tête depuis le début ou étais-ce la volonté de faire une histoire à twist qui t’as accompagné pendant l’écriture du scénario ?

Une fois que j’ai compris que je voulais dessiner des planètes inhabitées et explorer la thématique du silence, j’ai imaginé Moon Deer qui allait être le personnage moteur de l’aventure.

À ce stade, les motivations de mon héros étaient encore très floues. Les premières réactions de mon entourage face à ce héros tout mignon ont chatouillé mon envie bête et méchante de surprendre le lectorat, et la fin de récit était toute désignée.

J’ai ensuite pris le temps de construire l’histoire et les visuels autour de cette idée : même l’œuf ou la poursuivante ne sont arrivés que très tard dans la rédaction, comme des outils narratifs entretenant le faux-semblant.

 

Yoann Kavege

Yoann Kavege est un jeune artiste né en 1997. Passionné de bande dessinée depuis toujours, il a étudié l’animation à l’ESAAT et la BD à Auguste Renoir. Son projet Moon Deer a attiré l'attention avec sa première histoire jouant avec les genres. Il s'inspire de Jeff Smith, Akira Toriyama, Fiona Staples, Linnea Sterte, Mathieu Bablet et Tradd Moore. Yoann est également un grand fan de Radiohead et de Batman. Son talent et sa passion pour la BD en font un artiste prometteur.

 

Yoann Kavege est lauréat de l’édition 2022 du Prix de la bande dessinée de science-fiction.