Jodorowsky's Tron : ce film n'existe pas !
Cet article, rédigé par Frank Pavich, est paru pour la première fois dans The New York Times le 13 Janvier 2023. Il a été traduit par Julien Djoubri avec l'aimable autorisation de Frank Pavich. Les images sont générées avec Midjourney (v.4) par Johnny Darrell. Frank Pavich est le réalisateur de Jodorowsky's Dune, un documentaire sur la tentative du cinéaste chilien Alejandro Jodorowsky de tourner une version de Dune au milieu des années 1970. Frank Pavich a aussi été longuement interviewé dans Tout sur Dune par Lloyd Chéry.
Une sensibilité extravagante et psychédélique typiquement jodorowskienne !
On m'a récemment montré des images d'un film dont je n'avais jamais entendu parler : la version 1976 de Tron d’Alejandro Jodorowsky. Les décors sont incroyables. Les acteurs, que je ne connaissais pas, sont fantastiques dans leurs rôles. Les costumes et l'éclairage s'accordent parfaitement. Les images brillent d'une sensibilité extravagante et psychédélique typiquement jodorowskienne.
Cependant, M. Jodorowsky, le cinéaste chilien visionnaire, n'a jamais essayé de faire Tron. Je ne suis même pas sûr qu'il sache ce qu'est Tron. Et le premier Tron de Disney est sorti en 1982. Alors, de quel film des années 70 proviennent ces superbes photos ? Qui étaient ces acteurs en costume fluo ? Et comment ai-je pu ignorer tout cela, moi qui ai réalisé le documentaire Jodorowsky's Dune et qui ai passé deux ans et demi à interviewer Alejandro et à travailler avec lui pour raconter l'histoire de son célèbre film inachevé ?
La vérité, c'est qu'il ne s'agissait pas de photos d'un film perdu depuis longtemps. Ce n'était pas du tout des photos. Ces images évocatrices, bien composées et à la tonalité immaculée ont été générées en quelques secondes par la magie de l'intelligence artificielle.
Les âmes ne naissent pas, elles se gagnent.
Pendant le tournage de mon documentaire, Alejandro m'a parlé du philosophe et mystique gréco-arménien George Gurdjieff. Il enseignait que nous naissons sans âme et que notre tâche dans la vie est d'aider notre âme à grandir et à se développer : les âmes ne naissent pas, elles se gagnent.
Chaque jour, Alejandro crée. Il écrit, il dessine, il peint. Il travaille sur son âme à travers l'art. Le mois dernier, il aura 94 ans et il se prépare à réaliser un nouveau film. C'est un homme en perpétuel mouvement créatif.
J'ai rencontré Alejandro pour la première fois en 2010, lorsque je l'ai approché pour tourner un documentaire sur sa tentative, au milieu des années 1970, de réaliser une version cinématographique du roman de science-fiction Dune de Frank Herbert. Je ne m'intéressais pas à l'histoire du jeune noble Paul Atréides, à la planète désertique Arrakis ou à l'épice qui altère l'esprit.
Je voulais savoir pourquoi le mystérieux réalisateur à l'allure de gourou avait choisi de donner suite à son western sous acide de 1970, El Topo (le tout premier « midnight movie »), et à son scandaleux et hallucinogène La Montagne sacrée de 1973, en tentant de réaliser le film de science-fiction le plus colossal de tous les temps.
Les guerriers spirituels
Après avoir adapté le roman en scénario, il a travaillé pendant deux ans avec une équipe d'artistes, qu’il surnommait ses « guerriers spirituels » : l'illustrateur britannique Chris Foss, qui l'a aidé à concevoir ses vaisseaux spatiaux rayés ; l'artiste suisse H.R. Giger, dont le style sombre a influencé celui de la planète d'origine des méchants ; l'innovateur américain en matière d'effets spéciaux Dan O'Bannon ; et bien sûr Jean Giraud, le plus grand dessinateur français de bandes dessinées, qui l’ai aidé à concevoir les costumes, ainsi qu'à dessiner les plus de 3 000 croquis de story-board nécessaires pour visualiser ce récit épique.
La distribution aurait inclus Mick Jagger, Orson Welles, Salvador Dalí et le fils d'Alejandro, Brontis, âgé de 12 ans, dans le rôle principal. La bande-son aurait été composée par Pink Floyd. Il voulait que Dune soit plus qu'un film. Il devait être une prophétie ! Il devait changer le monde ! Mais il n’a pas pu le réaliser. Vous n'avez jamais vu le film parce qu'il n'a jamais été terminé.
Ce film restera à jamais le plus grand film jamais réalisé
Le projet a pris fin lorsqu’Alejandro a présenté son énorme recueil d'œuvres d'art aux studios de Hollywood. Ils l'ont refusé par peur, par manque de perspicacité ou simplement parce qu'ils ne comprenaient pas ce qu'il essayait de faire. Ou peut-être était-ce parce qu'il refusait de se soumettre aux limites pratiques d'un film de deux heures, menaçant que son Dune durerait jusqu'à 20 heures ?
Il n'a jamais eu l'occasion de tourner ne serait-ce qu'une seule image de Dune. Il n'y a pas de séquences inutilisées que nous pouvons regarder et rejeter à cause d'un jeu d'acteur ringard ou d'effets spéciaux médiocres. Ce film restera à jamais le plus grand film jamais réalisé, car il n'existe que dans notre imagination.
Ce n'est pas parce que vous ne pouvez pas regarder le Dune d’Alejandro qu'il n'a pas changé le monde. L'influence de ce film non tourné sur notre culture est stupéfiante. Des idées et des images spécifiques de la bible artistique de Dune se sont échappées dans le monde. On peut en faire l'expérience dans des films tels que Blade Runner, Les Aventuriers de l'Arche perdue, Prometheus, Terminator et même le Star Wars original. Son Dune n'existe pas, et pourtant il est tout autour de nous.
Tron + Jodorowsky = ?
Il a fallu à Alejandro et à son équipe deux ans de lutte analogique pure pour créer son Dune : crayon sur le papier, peinture sur la toile, invention des effets pratiques nécessaires pour offrir son spectacle à l'écran.
C'est différent avec les IA. Aucune lutte n'a été nécessaire pour créer ces images du Tron de Jodorowsky. Il n'a pas été nécessaire d'avoir des compétences particulières ou de suivre les instructions de Johnny Darrell, le réalisateur canadien qui a conçu ces images avec un programme d'IA appelé Midjourney. Il a suffi de simples amorces.
Quelques mots – dans ce cas, de légères variations sur « production still from 1976 of Alejandro Jodorowsky’s Tron » – et il a ensuite fallu moins d'une minute d'attente pour qu’un ordinateur au fond des racks d'un centre de données, quelque part dans le monde, passe en revue les chiffres encodés dans ses banques de données, et les associe aux mots « Tron » et « Jodorowsky ».
Cette technologie est époustouflante
J'essaie toujours de me faire une idée de tout cela. Il semble y avoir une corrélation entre la façon dont le travail d’Alejandro a été absorbé et référencé par des cinéastes, et la façon dont son travail a été ingéré et métabolisé par la programmation informatique.
Ces deux choses ne sont cependant pas identiques. Je veux dire que l'influence n'est pas la même chose que l'algorithme. Mais, en regardant ces images, comment puis-je en être certain ? Il est difficile de trouver beaucoup de lacunes à ce logiciel. Il ne sait pas restituer le texte. Comme beaucoup de peintres et de sculpteurs à travers l'histoire, il a aussi du mal à faire des mains correctes.
Mais je pinaille. Il a scanné les travaux de milliers de photographes, de peintres et de cinéastes. Il dispose d'une profonde bibliothèque de styles et d'une facilité avec toutes sortes de techniques de création d'images au bout de ses doigts numériques. Cette technologie est époustouflante. Et cela m'inquiète beaucoup.
Si les IA étaient éligibles aux Oscars…
Dans quelle mesure ces images générées rapidement contiennent-elles de la créativité ? Et de quelle source cette créativité provient-elle ? Alejandro a-t-il été volé ? La formation de ce modèle d'IA est-elle le plus grand vol d'art de l'histoire ? Dans quelle mesure la création artistique est-elle un vol, d'ailleurs ?
D'un côté, le logiciel vous donne une sorte de pastiche suralimenté. Mais il y a encore de la splendeur fraîche dans cette imitation. Il réussit l'une des principales tâches du cinéma : vous transporter dans un autre temps, dans un autre monde. Si les IA étaient éligibles aux Oscars, je voterais pour le Tron de Jodorowsky dans la catégorie des meilleurs costumes réalisés avec une IA, rien que pour avoir imaginé des chapeaux et des casques de science-fiction rétro aussi extravagants.
De quelle âme s'agit-il ici ?
Si, comme l'a enseigné George Gurdjieff, la création conduit au développement de l'âme, de quelle âme s'agit-il ici ? Rien dans ce logiciel ne semble contrôlable au pixel près, comme le font les artistes avec des outils numériques tels que Photoshop.
Lorsque Johnny Darrell a généré ces images, il n'a pas choisi les couleurs, le cadrage ou ce que feraient les personnages. Il n'a pas non plus déterminé certains des autres choix que le programme de l’IA a assimilés à la science-fiction des années 1970 : la distribution apparemment entièrement blanche et les rôles genrés d'époque.
Ce qu'il avait en tête n'était pas ce qu'il allait obtenir. Il devait formuler sa demande de manière claire et nette. Et pourtant la créativité a jailli de la machine.
Me faire vouloir ce que je ne peux pas avoir.
En explorant davantage les expérimentations de M. Darrell en matière d'intelligence artificielle, j'ai vu des images fixes qu'il a réalisées pour un film obscur sur la moto intitulé The Snakes Are the Devil. Elles étaient incroyables. Si pleines de mystère et de profondeur. Je voulais regarder ce film.
Je me suis empressé d'aller sur IMDb pour le rechercher, mais il n’y avait rien. Je suis retourné à ses images, dont l'une était une carte de visite. J'ai noté le nom de l'acteur principal, Jay Clennan, et je suis retourné sur IMDb. Cet acteur n'existe pas. Je n'ai rien pu trouver car il n'y a pas de film. Il n'y a pas d'acteur. Il n'y a rien. Ces images sont une autre création de l'IA.
Je le savais depuis le début et pourtant j'espérais encore que, d'une certaine manière, c'était réel. J'en veux toujours à Johnny Darrell de me faire vouloir ce que je ne peux pas avoir.
Regarder un spectacle de magie.
C'est dire à quel point il est puissant de permettre à une IA de générer des images de films ou d'autres objets d'art dont on aimerait qu'ils existent. C'est comme regarder un spectacle de magie.
En y allant, vous savez que ce ne seront que des illusions et des tours de passe-passe mais, pendant le spectacle, votre crédulité se met en place. Votre cœur veut croire que c'est réel et votre cerveau est prêt à suivre le mouvement. La vie est plus amusante de cette façon.
Qu'est-ce que cela signifiera lorsque les réalisateurs, les concepteurs et les étudiants en cinéma pourront voir avec leur imagination, lorsqu'ils pourront peindre en utilisant tout le matériel visuel archivé numériquement de la civilisation humaine ? Lorsque notre culture commencera à être influencée par des scènes, des décors et des images de vieux films qui n'ont jamais existé ou qui n'ont même pas encore été imaginés ?
J'ai le sentiment que nous sommes tous sur le point de le découvrir.